Lorsque, au début des années 1990, le Crédit lyonnais
s'empare du trésor d'obligations à haut risque (mais à haut rendement
potentiel) de la compagnie d'assurances californienne Executive Life puis
le cède à Pinault, nul n'imagine que cette opération provoquera, dix ans
plus tard, l'un des plus gros scandales politico-financiers de la
décennie. C'était compter sans la justice américaine, ni un mystérieux
délateur français.
Gary Fontana hésite. L'avocat californien a du mal à y croire.
L'histoire est trop belle pour être vraie. En face de lui, un homme
d'affaires français accuse : "Le Crédit lyonnais et ses alliés français
ont volé les Etats-Unis en réalisant illégalement des plus-values de
plusieurs milliards de dollars.
Ils ont sciemment contourné et violé la
législation américaine afin de mettre la main sur le portefeuille de junk
bonds -littéralement "obligations pourries"- d'Executive
Life", dit-il.
En ce mois de juillet 1998, celui que nous appellerons M. X... (son nom
ne sera jamais divulgué) est venu spécialement à San Francisco pour se
venger. Le mystérieux visiteur considère avoir été injustement traîné dans
la boue et spolié par le Consortium de réalisation (CDR), l'organisme
public chargé de faire le ménage au Crédit lyonnais après la
quasi-faillite de la banque nationalisée. Aux yeux des fonctionnaires qui
dirigent le CDR, les clients d'Altus, la filiale la plus controversée du
Lyonnais, sont au mieux des aventuriers, au pire des arnaqueurs, et ils
entendent bien qu'aucun parmi eux ne récupère le moindre centime. M. X...
en fait partie. Il apporte des informations confidentielles sur l'affaire
la plus juteuse, la plus belle du Crédit lyonnais et d'Altus : la reprise
des actifs d'une compagnie d'assurances californienne, Executive
Life...
Gary Fontana connaît le dossier. Avocat des 340 000 assurés d'Executive
Life, il a tenté d'empêcher la reprise de la compagnie après sa mise en
faillite, en 1991. En vain. Il a perdu en première instance et en appel
devant la justice californienne. Aussi est-il circonspect. L'histoire est
convaincante, mais où sont les preuves ?
Le délateur n'apporte aucun document, aucune pièce officielle. L'avocat
décide de tâter le terrain et en parle au commissaire californien aux
assurances, le républicain Chuck Quackenbush. Cet ancien capitaine des
marines n'hésite pas une seconde. Il voit tout de suite le coup politique
qui peut lui permettre d'enfoncer son prédécesseur démocrate, John
Garamendi, lequel avait béni le rachat d'Executive Life par les Français.
Il envoie une mission d'inspection à la compagnie d'assurances, rebaptisée
depuis Aurora, et demande les archives à son principal actionnaire, le
groupe Pinault.
Surprise ! Les inspecteurs trouvent des copies de contrats de portage
secrets entre Altus et les premiers repreneurs officiels d'Executive Life,
notamment la mutuelle française MAAF. L'histoire de M. X... est donc
vraie. Gary Fontana porte plainte au nom du commissaire aux assurances le
19 février 1999.
L'avocat et la "balance" ne sont pas animés par le seul amour de la
justice. Si la procédure va à son terme, Gary Fontana touchera 13 % des
amendes, jusqu'à 150 millions de dollars (117 millions d'euros), plus un
tarif dégressif au-delà, et l'homme d'affaires français 15 %, soit
quelques dizaines, voire centaines de millions de dollars ! M. X... est
manifestement très informé des subtilités juridiques américaines : pour
récupérer sa part, il crée le 5 février 1999 une société ad hoc, la
RoNo LLC Limited, immatriculée dans le Delaware, un petit Etat américain
qui garantit un anonymat complet aux actionnaires.
Deux mois plus tard, la Réserve fédérale américaine (Fed), l'autorité
de tutelle des banques et la justice pénale ouvrent à leur tour une
procédure. Le substitut du procureur fédéral de Californie, Jeffrey
Isaacs, est chargé de l'enquête. Il jubile. Il cherche depuis 1995 à
prouver la culpabilité du Lyonnais dans un autre scandale : celui de la
reprise du studio hollywoodien Metro Goldwyn Mayer (MGM), mais il n'y est
pas parvenu, entravé par sa hiérarchie. MM. Isaacs et Fontana vont devenir
les accusateurs les plus acharnés des Français. Avec succès. Une première
addition a été payée en janvier 2004 : elle s'est élevée à 770 millions de
dollars (600 millions d'euros), dont 470 millions de dollars pour l'Etat
français. Et ce n'est peut-être pas terminé...
Comment en est-on arrivé là ? L'affaire remonte au début de l'année
1990. Le Crédit lyonnais, dirigé par Jean-Yves Haberer, commence déjà à
souffrir de son expansion incontrôlée et de sa fascination pour les
personnages douteux. Il lui faut absolument se refaire, quitte à prendre
tous les risques. C'est dans ce cadre que Jean-François Hénin fait son
entrée dans la banque. Pendant des années, l'homme a fait fructifier la
trésorerie de Thomson-CSF en pariant sur les marchés des changes. La
réussite est telle que la structure financière assure l'essentiel des
bénéfices du groupe d'armement. Le Trésor s'alarme de cette dérive, mais
les banques se battent pour récupérer ladite structure et son patron,
qualifié alors de "Mozart de la finance".
LE MOZART DE LA FINANCE
Avec l'aide de Pierre Bérégovoy, ministre des finances, Jean-Yves
Haberer l'emporte en 1990. Thomson finances est rebaptisé Altus. La
mission donnée à Jean-François Hénin est claire : faire ce que la banque
publique "ne sait pas, ne veut pas ou ne peut pas faire". Dès avril
1990, le président d'Altus se met en chasse. Sur la suggestion d'un cadre
du Lyonnais à New York, il recrute un banquier américain, Leon Black, avec
deux de ses collaborateurs, et s'attache les services de leur toute
nouvelle société de gestion, Apollo.
Leon Black est physiquement et intellectuellement impressionnant.
"Quand il vous prend par les épaules, vous avez le sentiment de ne pas
pouvoir échapper à l'étreinte", se souvient un ancien du Crédit
lyonnais. Il s'est juré, enfant, de devenir l'homme le plus riche du monde
après le suicide de son père, accusé à tort de malversations. Après de
brillantes études, il fait carrière à Wall Street. Les médias américains
le surnomment en référence à son nom "the prince of darkness" (le
prince des ténèbres). Leon Black a été l'un des plus proches
collaborateurs, chez Drexel Burnham Lambert, de Michael Milken, le fameux
inventeur des junk bonds, l'homme qui a incarné à la fin des années 1980
la folie de Wall Street et l'univers des golden boys. Drexel Burnham
Lambert a fait faillite en 1989, et Michael Milken a fini derrière les
barreaux. Pas Leon Black. Certains imagineront par la suite qu'il a
collaboré avec la justice contre son ancien mentor.
Jean-François Hénin demande à Leon Black de constituer rapidement un
portefeuille de junk bonds. A l'époque, ces obligations à haut risque mais
à haut rendement, émises par des sociétés en difficulté, ne valent plus
rien ; les Etats-Unis sont au bord de la récession. Tous sont persuadés
qu'au premier rebond de l'économie américaine il y aura des milliards de
plus-values à empocher.
Un premier fonds de 400 millions de dollars, appelé Apollo 1, est créé
en avril 1990. Altus découvre alors les rigueurs de la loi américaine.
Depuis la grande crise de 1929, elle interdit à une banque de posséder
plus de 25 % du capital d'une société. Qu'à cela ne tienne ! M. Hénin
imagine, pour la contourner, un système de portage par le biais de
sociétés domiciliées dans le paradis fiscal de Guernesey. Par la suite, la
méthode se généralisera et se sophistiquera. Mais le principe restera le
même.
Boulevard des Italiens, au siège du Lyonnais, Jean-François Hénin se
vante d'avoir pu rapidement réunir un tour de table pour Apollo 1, grâce à
ses relations privilégiées avec des " investisseurs fortunés du
Moyen-Orient". En fait, ses partenaires s'appellent Georges Pébereau,
Jean-Charles Naouri, Alain Mallart ou Marc Ladreit de Lacharrière, que
l'on voit beaucoup dans les grandes manœuvres financières de l'époque à
Paris, souvent aux côtés d'Altus.
La banque leur prête d'ailleurs l'intégralité des capitaux à investir.
Ils n'auront pas à s'en plaindre. Pour un investissement de 86 millions de
dollars, ils récupéreront 200 millions de dollars en trois ans. M. Hénin
participe personnellement au tour de table avec son fonds, Pacifico. Une
mise de 10 millions de francs lui rapportera 3,5 millions... la première
année.
L'OR DES JUNK BONDS
Mais les ambitions de MM. Hénin et Haberer, fascinés par la finance
américaine, sont d'une tout autre dimension. La banque décide, lors d'un
conseil d'administration, de consacrer entre 3 et 4 milliards de dollars à
l'achat de junk bonds. Cela représente la moitié de ses fonds propres !
Leon Black a pour mission de les trouver, et vite. Il évoque pour la
première fois le portefeuille d'Executive Life en janvier 1991.
Jean-François Hénin est venu à New York lui reprocher d'avoir laissé
échapper celui de la caisse d'épargne du district de Columbia (Columbia
Savings). "J'ai beaucoup mieux, répond l'Américain, celui
d'Executive Life, et nous l'aurons."
Jean-François Hénin et Leon Black partent immédiatement pour la
Californie afin de rencontrer John Garamendi, le commissaire aux
assurances. Les deux Américains se connaissent. Ils sont tous deux anciens
élèves de la Harvard Business School (Boston, Massachusetts). Par la
suite, en 1996, lors de sa traversée du désert politique, M. Garamendi
deviendra même partenaire d'un fonds avec M. Black.
Pour l'heure, il a un gros problème. Elu en novembre 1990, il vient
juste d'entrer en fonctions, et hérite du dossier Executive Life. La
compagnie d'assurances se trouve au bord de la faillite. Elle a placé les
deux tiers de ses actifs dans des junk bonds dont la valeur s'est
effondrée, passant de 6,4 milliards à 3 milliards de dollars. Elle ne peut
plus assurer ses engagements... Les 340 000 Californiens qui lui ont
confié leurs économies sont menacés d'être ruinés.
Leon Black est tout prêt à aider le commissaire californien. En
rachetant le portefeuille de la compagnie, par exemple. Il sait ce qu'il
fait. C'est lui qui l'a constitué et vendu à Executive Life quand il était
chez Drexel Burnham Lambert. Il contient des titres émis par 424 sociétés
américaines et recèle des milliards de dollars de plus-values
potentielles. On y trouve des restaurants, de la distribution, de
l'immobilier, des chaînes locales de télévision, des marques de vêtements
et de chaussures, des fabricants de meubles, des groupes de BTP, une
station de ski dans le Colorado... Un condensé de l'économie américaine.
MM. Hénin et Black ont bien l'intention de le récupérer.
DES AMBITIONS POLITIQUES
John Garamendi va considérablement leur faciliter la tâche. D'abord en
précipitant la faillite d'Executive Life. Il refuse, les uns après les
autres, les plans de continuation. La compagnie est finalement saisie, le
11 avril 1991, par l'Etat de Californie.
Leon Black a déjà commencé à négocier le rachat des junk bonds. Dans
deux lettres adressées les 19 avril et 6 mai 1991 à M. Garamendi,
Jean-Yves Haberer apporte sa garantie à l'opération et promet un
financement de 3 milliards de dollars. John Garamendi accepte de vendre
les obligations aux Français, mais exige une contrepartie : la reprise de
la compagnie d'assurances et la poursuite de son activité afin de payer,
au moins en partie, les contrats d'assurance-vie. Par la suite, il niera
toujours ce fait devant la justice, mais son objectif alors est politique
: il veut sauver les souscripteurs et le faire savoir. "Tout le monde
verra alors que les républicains sont incapables de gérer et que moi, j'ai
sauvé les assurés", confie-t-il à Hénin et Black en 1991.
En août 1991, Leon Black fait une première offre officielle : 3
milliards de dollars, dont 2,7 milliards pour les obligations et 300
millions pour poursuivre l'activité de la compagnie. Un concurrent fait
une surenchère. John Garamendi prévient les Français, qui s'alignent :
3,25 milliards de dollars. Le commissaire américain accepte l'offre le 26
décembre 1991. Elle est pourtant moins bonne pour les assurés que celle
d'Hellman et Friedmann, une firme d'investissement de San Francisco. Black
et Hénin garantissent 91 % de la valeur du contrat d'assurance-vie tandis
que Hellman et Friedmann promettent 85 %, mais assortis de 20 % des
profits réalisés sur le portefeuille de junk bonds. Or, le temps de signer
le chèque, le 31 mars 1992, le portefeuille s'est déjà apprécié de 800
millions de dollars.
Un hic : il faut trouver un candidat présentable pour reprendre
l'activité de la compagnie d'assurances, rebaptisée Aurora. Jean-François
Hénin se démène. Les AGF refusent. La compagnie d'assurances Via (alors
filiale de la Navigation mixte) semble partante, puis se rétracte.
M. Hénin s'affole, craint de voir l'opération échouer et se raccroche,
finalement, à une solution mise au point avec l'aide d'un de ses meilleurs
clients, François Marland. Cet ancien avocat, devenu patron d'un groupe de
distribution (qui déposera son bilan par la suite), le met en contact avec
le nouveau président de la MAAF, Jean-Claude Seys. La mutuelle est alors
dans une situation financière difficile. Elle n'est pas du tout partante
pour investir à l'étranger, mais veut bien participer à une opération
rentable et surtout sans risque.
Un accord secret de portage est signé, le 15 novembre 1991, entre Altus
et la MAAF. La mutuelle se contente de prêter son nom. Elle n'assume ni
les risques financiers ni la responsabilité de la gestion. Elle a la
possibilité de céder ses titres, à tout moment et à un prix fixé à
l'avance.
Altus s'engage à lui reprendre ses titres même en cas de
"déconfiture, dissolution ou mise en redressement ou en règlement
judiciaire de la société". Enfin, le montage n'est que provisoire. La
MAAF a l'obligation de céder les titres au plus tard le 31 décembre
1994.
Ce contrat, découvert dans les archives d'Aurora, est la preuve pour
les accusateurs américains qu'il y a bien eu volonté de tromper. Pour eux,
Altus a toujours été actionnaire d'Executive Life/Aurora, en contradiction
avec la loi américaine, qui interdit à une banque de posséder une
compagnie d'assurances. Côté français, personne ne nie le montage, mais
les anciens dirigeants du Lyonnais soutiennent que personne n'était dupe.
A commencer par John Garamendi. Il a tout de suite compris que la mutuelle
n'était pas de taille à se lancer seule dans une telle opération. A
l'époque, aucun dirigeant de la MAAF ne parle anglais couramment. Le
commissaire aux assurances californien sympathisera avec le directeur
financier de la mutuelle, car ils communiquent... en basque.
Mais John Garamendi passe outre. Il a des ambitions politiques
considérables : il veut devenir gouverneur de Californie, et ensuite, il
le laisse entendre en tout cas, "il n'y aura plus de limites". Pour
cela, il a besoin de succès, notamment avec Executive Life. Il sait
qu'Altus contrôle. Pour preuve, début juin 1993, il demande à la banque
que la compagnie Sun America puisse entrer dans le tour de table de la
compagnie d'assurances à hauteur de 30 % à 33 %. Un collaborateur de Black
téléphone immédiatement à Jean-François Hénin. "Je pense qu'une réponse
favorable est très souhaitable", écrit sur le champ ce dernier à
Jean-Claude Seyes, dans un fax daté du 9 juin. Sun America obtiendra 33 %
du capital et les détient toujours.
Réélu commissaire aux assurances en 2002, M. Garamendi oubliera ces
détails. En poste à Sacramento, il poursuit aujourd'hui les Français pour
avoir repris Executive Life dans des conditions contestables... qu'il a
fixées lui-même dix ans plutôt !
UNE SITUATION DRAMATIQUE
A l'été 1992, la situation devient dramatique pour le Crédit lyonnais
et Altus. Les pertes dans l'immobilier s'accumulent ; le pari de la
banque-industrie cher à Jean-Yves Haberer commence à montrer ses limites,
la crise s'accélère. Bloquée par la règle du "ni-ni" (ni nationalisation
ni privatisation), la banque ne peut espérer trouver le salut à
l'extérieur, et encore moins auprès de l'Etat. Une partie de la direction
du Trésor lui est hostile, jugeant son président incontrôlable.
La banque a absolument besoin de faire apparaître dans ses comptes les
profits déjà tirés des junk bonds - sans attendre qu'ils aient donné tout
leur potentiel. Elle doit aussi, impérativement, se séparer des
obligations remboursables en actions, lesquelles, donnant un droit de
contrôle sur les sociétés, enfreignent les lois américaines. Or elles
représentent une bonne partie du portefeuille des junk bonds, et la plus
juteuse. Comment faire ?
La question est posée à la banque Lazard. Elle imagine un grand Altus.
Pour couper court à toutes les difficultés légales aux Etats-Unis, le
Crédit lyonnais ne conserverait que 24 % de sa filiale, transformée en
société de portefeuille, aux côtés d'investisseurs extérieurs. Le schéma
plaît beaucoup à Jean-François Hénin. Il se voit bien en maître de cet
empire.
La direction de la banque est plus dubitative. Elle évalue les
inconvénients : l'opération est compliquée, elle risque de ne pas apporter
les plus-values souhaitées, et les risques ne seront pas circonscrits. Le
grand Altus, de toute façon, est vite enterré. Les investisseurs
extérieurs ne se précipitent guère. Tous se méfient d'une structure opaque
qui semble additionner les dossiers douteux. Boulevard des Italiens, on
oublie le projet.
Mais la situation reste inchangée : le Lyonnais a besoin de plus-values
pour rendre ses comptes présentables. Plus la fin de l'année approche,
plus la pression monte. Il faut vendre, absolument, le portefeuille de
junk bonds. Pourquoi le Crédit lyonnais l'a-t-il proposé à l'un de ses
grands clients, François Pinault ? "Jean-Yves Haberer avait dit depuis
longtemps qu'il était prêt à investir à tout moment avec François Pinault.
Nous avons donc été approchés à l'époque par le Lyonnais. La proposition
nous intéressait. François Pinault venait juste de réaliser la fusion
entre le groupe Pinault et Printemps. Il cherchait à faire d'autres
investissements ailleurs et commençait à regarder vers les
Etats-Unis", explique aujourd'hui Patricia Barbizet, bras droit de
François Pinault.
En 1992, la réalité paraît un peu plus tendue pour l'homme d'affaires
breton. Du négoce du bois au rachat à la hussarde du groupe Printemps, en
passant par Dapta Malinjoud et Conforama, il a bâti un groupe à coups
d'audace, de bluff et d'endettement. Il est devenu un des premiers clients
du Lyonnais, un de ses plus gros risques aussi. La banque lui a prêté plus
de 10 milliards de francs. Elle est dans le même temps le principal
actionnaire de son groupe... derrière la famille Pinault.
A l'automne, le directeur général de Clinvest (la structure
d'investissement du Lyonnais) s'inquiète, dans une lettre adressée à
François Gille, le numéro deux de la banque, de l'endettement du groupe
Pinault, bien supérieur à la valeur de l'actif.
Interrogé par l'avocat Gary Fontana sur ce document dans le cadre de la
procédure, François Pinault, en février 2003, présentera une autre version
des faits : "Le groupe n'était pas fortement endetté. Ceci s'appelle un
effet de levier et c'est ce que nous faisions : nous avons un franc
d'actif et nous empruntons un franc. C'est cela qui permet d'aller de
l'avant."
Cet effet de levier effraie de plus en plus la direction générale du
Lyonnais. Qui a eu l'idée d'apporter le portefeuille de junk bonds d'Altus
à Pinault ? Aujourd'hui, personne n'en revendique la responsabilité. Mais
l'idée, peu à peu, semble cheminer dans les couloirs.
D'un côté, il y a la nécessité d'améliorer les résultats de la banque
publique, de l'autre, le besoin de circonscrire très vite le risque
Pinault, grand client mais aussi personnalité bien introduite dans les
milieux politiques, auprès de Jacques Chirac comme d'une partie de la
gauche. Cela compte beaucoup aux yeux d'un état-major d'entreprise
nationalisée. Enfin, Jean-Yves Haberer aime bien François Pinault, emblème
à ses yeux de ce "capitalisme entrepreneurial" dont il entend
être le promoteur.
Pour pouvoir apporter le portefeuille, on réanime une coquille vide,
Artémis. Elle est introduite dans la cascade de contrôle du groupe
Pinault. Détenue à 75 % par Pinault et 25 % par Altus, elle sera chargée
de porter la partie des titres américains que le Lyonnais n'a plus le
droit de conserver, ainsi que la plupart des autres actifs du groupe
Pinault. Le 24 décembre 1992, le transfert est signé. L'homme d'affaires
se porte acquéreur de la partie la plus juteuse du portefeuille pour 2
milliards de dollars. Altus lui prête l'intégralité de la somme, garantie
par le portefeuille.
Au moment de la signature, François Gille est abattu : il sait, comme
tout l'état-major de la banque, qu'il est en train de faire cadeau du seul
vrai magot du Crédit lyonnais à François Pinault. La vente se fait en
catastrophe, à un moment où les risques ont presque disparu aux
Etats-Unis, où l'économie américaine est repartie : en à peine six mois,
Altus a enregistré une plus-value de 500 millions de francs. En dépit de
cela, les comptes de 1992 du Lyonnais affichent une perte de 799 millions
de francs.
LE PORTEFEUILLE EST CÉDÉ À PINAULT
La banque s'était-elle alors assuré un droit de regard sur le
portefeuille cédé au groupe Pinault ? Officiellement, l'intention n'a
jamais existé. "Nous avons pris nos risques, nous avons acheté le
portefeuille. Il n'a jamais été question d'une quelconque association avec
le Lyonnais", assure Mme Barbizet. Pourtant, dans un
premier temps, la banque paraît ne pas perdre de vue les junk bonds.
Actionnaire d'Artémis à 25 % via Altus, elle doit toucher une partie
des plus-values sous forme de dividendes. De plus, Jean-François Hénin est
nommé directeur général d'Artémis. L'expérience durera à peine six mois.
Après des investissements particulièrement hasardeux sur les marchés des
changes et obligataires, il sera vite remercié. La banque n'a donc plus
d'informations internes au sein d'Artémis, d'autant que, pour ne pas
enfreindre la loi américaine, elle n'a aucun administrateur.
Fin 1993, l'évolution du portefeuille lui échappe cette fois
totalement. Invoquant des raisons fiscales, le groupe Pinault le transfère
dans une structure américaine opaque, Artémis America, installée... dans
le Delaware. Dans un document interne, le Lyonnais s'inquiète de ce
déplacement qui le prive de tout contrôle sur la garantie de son crédit de
2 milliards de dollars. Puis plus rien. Le CDR vendra à Pinault la
participation d'Altus dans Artémis pour 4 milliards de francs. Point. Le
portefeuille rapportera plusieurs milliards de plus-values au groupe
Pinault, et le sortira de tous les ennuis financiers. Dès lors, sa société
deviendra puissante et riche.
Un homme, cependant, ne perdra jamais de vue les junk bonds : Leon
Black. Après avoir constitué le portefeuille et avoir grandement facilité
sa reprise par Altus, il a gardé la haute main sur sa gestion. Un contrat
très bien ficelé lui en donne la responsabilité jusqu'en 1998. Il est
assuré aussi de toucher 20 % des profits et plus-values réalisées.
François Pinault ne remettra jamais en cause ce contrat. Il fera gagner à
Leon Black plus de 500 millions de dollars, certains disent 1 milliard. Ce
qui n'empêchera pas l'ancien golden boy de collaborer activement quelques
années plus tard avec la justice californienne contre ses anciens
commanditaires français.
En découvrant le contrat qui le liait à Black, le 24 décembre 1992, et
la nécessité alors de lui verser 100 millions de dollars de
dédommagements, François Pinault s'emporte pourtant. Il exige, ce soir-là,
des compensations. Le Lyonnais lui accorde des options d'achat sur des
mines de charbon en Australie (que la banque ne parviendra jamais à
acheter), ainsi que sur un groupe de travaux publics, Sater, au bord de la
faillite, sur un petit fonds d'investissement immobilier, Patriot, et sur
l'assureur Aurora, ex-Executive Life !
Au lendemain de la signature, les juristes de la banque réaliseront que
le Lyonnais n'a officiellement aucun droit sur la compagnie d'assurances,
détenue en théorie par la MAAF. Ils rédigeront un nouvel acte dans lequel
la banque s'engage à tout faire pour que le groupe Pinault puisse acquérir
la société d'assurances et lui promet les crédits correspondants.
Dès janvier 1993, le groupe Pinault entame les démarches auprès des
autorités californiennes pour se faire agréer comme assureur. Il n'imagine
pas alors que la reprise, un peu par hasard, de la compagnie lui coûtera
aussi cher... dix ans plus tard.
Eric Leser et Martine Orange
Prochain article : Querelles de clocher
Chronologie
Avril 1991 : faillite de la compagnie d'assurances
américaine Executive Life, reprise par l'Etat de Californie.
Novembre 1991 : Altus, une filiale du Crédit lyonnais,
achète le portefeuille de "junk bonds" (obligations à haut risque)
d'Executive Life. Un ensemble d'actionnaires mené par la MAAF assure la
poursuite de l'activité de la compagnie, rebaptisée Aurora.
Décembre 1992 : Artémis, le holding de François
Pinault, achète à Altus la majeure partie du portefeuille des "junk bonds"
pour 2 milliards de dollars, financés à 100 % par le Crédit lyonnais.
Août 1994 et juin 1995 : Artémis prend en deux étapes
le contrôle d'Aurora.
Juillet 1998 : un mystérieux homme d'affaires français
dénonce à la justice américaine des fraudes derrière la reprise
d'Executive Life.
Février 1999 : une procédure civile s'engage visant
notamment Altus, le Crédit lyonnais, la MAAF et le CDR (Consortium de
réalisation). En parallèle, le parquet de Los Angeles (pénal) et la
Réserve fédérale américaine (FED) - qui contrôle les banques - ouvrent des
enquêtes. Le substitut du procureur fédéral de Californie, Jeffrey Isaacs,
est chargé de l'affaire criminelle.
Janvier 2000 : le commissaire aux assurances
californien inclut Artémis et François Pinault dans les poursuites.
Avril 2001 : M. Isaacs envoie une lettre au Crédit
lyonnais et au CDR pour leur annoncer son intention de les mettre en
accusation devant un grand jury.
Juin 2001 : rencontre entre les représentants de la
FED et les avocats du ministère des finances, du Crédit lyonnais et du
CDR. La France obtient un délai pour plaider sa cause avant une mise en
accusation pénale du CDR et du Crédit lyonnais.
Janvier 2003 : les Etats-Unis font comprendre à la
France qu'il n'y aura pas de solution diplomatique à l'affaire.
Juillet 2003 : un grand jury californien met en
accusation les Français. L'acte est conservé sous scellés.
2 septembre 2003 : l'Etat français accepte de payer
une amende de 470 millions de dollars pour arrêter les procédures et le
Crédit lyonnais 100 millions. Exclu de ce compromis, François Pinault
demande la création d'une commission d'enquête parlementaire.
15 octobre 2003 : le gouvernement français rejette le
compromis conclu en septembre avec la justice américaine dans le dossier
Executive Life.
10 décembre 2003 : la justice américaine et les
Français s'entendent in extremis sur un accord incluant François Pinault.
La facture s'élève à 770 millions de dollars, dont 470 pour l'Etat, 100
millions pour le Lyonnais, 185 millions pour le groupe Pinault et 15
millions pour la MAAF.