lundi 16 Février 2004
Les apprentis sorciers du Lyonnais
LE MONDE | 16.02.04 | 13h30    MIS A JOUR LE 16.02.04 | 16h47
Lorsque, au début des années 1990, le Crédit lyonnais s'empare du trésor d'obligations à haut risque (mais à haut rendement potentiel) de la compagnie d'assurances californienne Executive Life puis le cède à Pinault, nul n'imagine que cette opération provoquera, dix ans plus tard, l'un des plus gros scandales politico-financiers de la décennie. C'était compter sans la justice américaine, ni un mystérieux délateur français.

Gary Fontana hésite. L'avocat californien a du mal à y croire. L'histoire est trop belle pour être vraie. En face de lui, un homme d'affaires français accuse : "Le Crédit lyonnais et ses alliés français ont volé les Etats-Unis en réalisant illégalement des plus-values de plusieurs milliards de dollars. Ils ont sciemment contourné et violé la législation américaine afin de mettre la main sur le portefeuille de junk bonds -littéralement "obligations pourries"- d'Executive Life", dit-il.

En ce mois de juillet 1998, celui que nous appellerons M. X... (son nom ne sera jamais divulgué) est venu spécialement à San Francisco pour se venger. Le mystérieux visiteur considère avoir été injustement traîné dans la boue et spolié par le Consortium de réalisation (CDR), l'organisme public chargé de faire le ménage au Crédit lyonnais après la quasi-faillite de la banque nationalisée. Aux yeux des fonctionnaires qui dirigent le CDR, les clients d'Altus, la filiale la plus controversée du Lyonnais, sont au mieux des aventuriers, au pire des arnaqueurs, et ils entendent bien qu'aucun parmi eux ne récupère le moindre centime. M. X... en fait partie. Il apporte des informations confidentielles sur l'affaire la plus juteuse, la plus belle du Crédit lyonnais et d'Altus : la reprise des actifs d'une compagnie d'assurances californienne, Executive Life...

Gary Fontana connaît le dossier. Avocat des 340 000 assurés d'Executive Life, il a tenté d'empêcher la reprise de la compagnie après sa mise en faillite, en 1991. En vain. Il a perdu en première instance et en appel devant la justice californienne. Aussi est-il circonspect. L'histoire est convaincante, mais où sont les preuves ?

Le délateur n'apporte aucun document, aucune pièce officielle. L'avocat décide de tâter le terrain et en parle au commissaire californien aux assurances, le républicain Chuck Quackenbush. Cet ancien capitaine des marines n'hésite pas une seconde. Il voit tout de suite le coup politique qui peut lui permettre d'enfoncer son prédécesseur démocrate, John Garamendi, lequel avait béni le rachat d'Executive Life par les Français. Il envoie une mission d'inspection à la compagnie d'assurances, rebaptisée depuis Aurora, et demande les archives à son principal actionnaire, le groupe Pinault.

Surprise ! Les inspecteurs trouvent des copies de contrats de portage secrets entre Altus et les premiers repreneurs officiels d'Executive Life, notamment la mutuelle française MAAF. L'histoire de M. X... est donc vraie. Gary Fontana porte plainte au nom du commissaire aux assurances le 19 février 1999.

L'avocat et la "balance" ne sont pas animés par le seul amour de la justice. Si la procédure va à son terme, Gary Fontana touchera 13 % des amendes, jusqu'à 150 millions de dollars (117 millions d'euros), plus un tarif dégressif au-delà, et l'homme d'affaires français 15 %, soit quelques dizaines, voire centaines de millions de dollars ! M. X... est manifestement très informé des subtilités juridiques américaines : pour récupérer sa part, il crée le 5 février 1999 une société ad hoc, la RoNo LLC Limited, immatriculée dans le Delaware, un petit Etat américain qui garantit un anonymat complet aux actionnaires.

Deux mois plus tard, la Réserve fédérale américaine (Fed), l'autorité de tutelle des banques et la justice pénale ouvrent à leur tour une procédure. Le substitut du procureur fédéral de Californie, Jeffrey Isaacs, est chargé de l'enquête. Il jubile. Il cherche depuis 1995 à prouver la culpabilité du Lyonnais dans un autre scandale : celui de la reprise du studio hollywoodien Metro Goldwyn Mayer (MGM), mais il n'y est pas parvenu, entravé par sa hiérarchie. MM. Isaacs et Fontana vont devenir les accusateurs les plus acharnés des Français. Avec succès. Une première addition a été payée en janvier 2004 : elle s'est élevée à 770 millions de dollars (600 millions d'euros), dont 470 millions de dollars pour l'Etat français. Et ce n'est peut-être pas terminé...

Comment en est-on arrivé là ? L'affaire remonte au début de l'année 1990. Le Crédit lyonnais, dirigé par Jean-Yves Haberer, commence déjà à souffrir de son expansion incontrôlée et de sa fascination pour les personnages douteux. Il lui faut absolument se refaire, quitte à prendre tous les risques. C'est dans ce cadre que Jean-François Hénin fait son entrée dans la banque. Pendant des années, l'homme a fait fructifier la trésorerie de Thomson-CSF en pariant sur les marchés des changes. La réussite est telle que la structure financière assure l'essentiel des bénéfices du groupe d'armement. Le Trésor s'alarme de cette dérive, mais les banques se battent pour récupérer ladite structure et son patron, qualifié alors de "Mozart de la finance".

LE MOZART DE LA FINANCE

Avec l'aide de Pierre Bérégovoy, ministre des finances, Jean-Yves Haberer l'emporte en 1990. Thomson finances est rebaptisé Altus. La mission donnée à Jean-François Hénin est claire : faire ce que la banque publique "ne sait pas, ne veut pas ou ne peut pas faire". Dès avril 1990, le président d'Altus se met en chasse. Sur la suggestion d'un cadre du Lyonnais à New York, il recrute un banquier américain, Leon Black, avec deux de ses collaborateurs, et s'attache les services de leur toute nouvelle société de gestion, Apollo.

Leon Black est physiquement et intellectuellement impressionnant. "Quand il vous prend par les épaules, vous avez le sentiment de ne pas pouvoir échapper à l'étreinte", se souvient un ancien du Crédit lyonnais. Il s'est juré, enfant, de devenir l'homme le plus riche du monde après le suicide de son père, accusé à tort de malversations. Après de brillantes études, il fait carrière à Wall Street. Les médias américains le surnomment en référence à son nom "the prince of darkness" (le prince des ténèbres). Leon Black a été l'un des plus proches collaborateurs, chez Drexel Burnham Lambert, de Michael Milken, le fameux inventeur des junk bonds, l'homme qui a incarné à la fin des années 1980 la folie de Wall Street et l'univers des golden boys. Drexel Burnham Lambert a fait faillite en 1989, et Michael Milken a fini derrière les barreaux. Pas Leon Black. Certains imagineront par la suite qu'il a collaboré avec la justice contre son ancien mentor.

Jean-François Hénin demande à Leon Black de constituer rapidement un portefeuille de junk bonds. A l'époque, ces obligations à haut risque mais à haut rendement, émises par des sociétés en difficulté, ne valent plus rien ; les Etats-Unis sont au bord de la récession. Tous sont persuadés qu'au premier rebond de l'économie américaine il y aura des milliards de plus-values à empocher.

Un premier fonds de 400 millions de dollars, appelé Apollo 1, est créé en avril 1990. Altus découvre alors les rigueurs de la loi américaine. Depuis la grande crise de 1929, elle interdit à une banque de posséder plus de 25 % du capital d'une société. Qu'à cela ne tienne ! M. Hénin imagine, pour la contourner, un système de portage par le biais de sociétés domiciliées dans le paradis fiscal de Guernesey. Par la suite, la méthode se généralisera et se sophistiquera. Mais le principe restera le même.

Boulevard des Italiens, au siège du Lyonnais, Jean-François Hénin se vante d'avoir pu rapidement réunir un tour de table pour Apollo 1, grâce à ses relations privilégiées avec des " investisseurs fortunés du Moyen-Orient". En fait, ses partenaires s'appellent Georges Pébereau, Jean-Charles Naouri, Alain Mallart ou Marc Ladreit de Lacharrière, que l'on voit beaucoup dans les grandes manœuvres financières de l'époque à Paris, souvent aux côtés d'Altus.

La banque leur prête d'ailleurs l'intégralité des capitaux à investir. Ils n'auront pas à s'en plaindre. Pour un investissement de 86 millions de dollars, ils récupéreront 200 millions de dollars en trois ans. M. Hénin participe personnellement au tour de table avec son fonds, Pacifico. Une mise de 10 millions de francs lui rapportera 3,5 millions... la première année.

L'OR DES JUNK BONDS

Mais les ambitions de MM. Hénin et Haberer, fascinés par la finance américaine, sont d'une tout autre dimension. La banque décide, lors d'un conseil d'administration, de consacrer entre 3 et 4 milliards de dollars à l'achat de junk bonds. Cela représente la moitié de ses fonds propres ! Leon Black a pour mission de les trouver, et vite. Il évoque pour la première fois le portefeuille d'Executive Life en janvier 1991. Jean-François Hénin est venu à New York lui reprocher d'avoir laissé échapper celui de la caisse d'épargne du district de Columbia (Columbia Savings). "J'ai beaucoup mieux, répond l'Américain, celui d'Executive Life, et nous l'aurons."

Jean-François Hénin et Leon Black partent immédiatement pour la Californie afin de rencontrer John Garamendi, le commissaire aux assurances. Les deux Américains se connaissent. Ils sont tous deux anciens élèves de la Harvard Business School (Boston, Massachusetts). Par la suite, en 1996, lors de sa traversée du désert politique, M. Garamendi deviendra même partenaire d'un fonds avec M. Black.

Pour l'heure, il a un gros problème. Elu en novembre 1990, il vient juste d'entrer en fonctions, et hérite du dossier Executive Life. La compagnie d'assurances se trouve au bord de la faillite. Elle a placé les deux tiers de ses actifs dans des junk bonds dont la valeur s'est effondrée, passant de 6,4 milliards à 3 milliards de dollars. Elle ne peut plus assurer ses engagements... Les 340 000 Californiens qui lui ont confié leurs économies sont menacés d'être ruinés.

Leon Black est tout prêt à aider le commissaire californien. En rachetant le portefeuille de la compagnie, par exemple. Il sait ce qu'il fait. C'est lui qui l'a constitué et vendu à Executive Life quand il était chez Drexel Burnham Lambert. Il contient des titres émis par 424 sociétés américaines et recèle des milliards de dollars de plus-values potentielles. On y trouve des restaurants, de la distribution, de l'immobilier, des chaînes locales de télévision, des marques de vêtements et de chaussures, des fabricants de meubles, des groupes de BTP, une station de ski dans le Colorado... Un condensé de l'économie américaine. MM. Hénin et Black ont bien l'intention de le récupérer.

DES AMBITIONS POLITIQUES

John Garamendi va considérablement leur faciliter la tâche. D'abord en précipitant la faillite d'Executive Life. Il refuse, les uns après les autres, les plans de continuation. La compagnie est finalement saisie, le 11 avril 1991, par l'Etat de Californie.

Leon Black a déjà commencé à négocier le rachat des junk bonds. Dans deux lettres adressées les 19 avril et 6 mai 1991 à M. Garamendi, Jean-Yves Haberer apporte sa garantie à l'opération et promet un financement de 3 milliards de dollars. John Garamendi accepte de vendre les obligations aux Français, mais exige une contrepartie : la reprise de la compagnie d'assurances et la poursuite de son activité afin de payer, au moins en partie, les contrats d'assurance-vie. Par la suite, il niera toujours ce fait devant la justice, mais son objectif alors est politique : il veut sauver les souscripteurs et le faire savoir. "Tout le monde verra alors que les républicains sont incapables de gérer et que moi, j'ai sauvé les assurés", confie-t-il à Hénin et Black en 1991.

En août 1991, Leon Black fait une première offre officielle : 3 milliards de dollars, dont 2,7 milliards pour les obligations et 300 millions pour poursuivre l'activité de la compagnie. Un concurrent fait une surenchère. John Garamendi prévient les Français, qui s'alignent : 3,25 milliards de dollars. Le commissaire américain accepte l'offre le 26 décembre 1991. Elle est pourtant moins bonne pour les assurés que celle d'Hellman et Friedmann, une firme d'investissement de San Francisco. Black et Hénin garantissent 91 % de la valeur du contrat d'assurance-vie tandis que Hellman et Friedmann promettent 85 %, mais assortis de 20 % des profits réalisés sur le portefeuille de junk bonds. Or, le temps de signer le chèque, le 31 mars 1992, le portefeuille s'est déjà apprécié de 800 millions de dollars.

Un hic : il faut trouver un candidat présentable pour reprendre l'activité de la compagnie d'assurances, rebaptisée Aurora. Jean-François Hénin se démène. Les AGF refusent. La compagnie d'assurances Via (alors filiale de la Navigation mixte) semble partante, puis se rétracte.

M. Hénin s'affole, craint de voir l'opération échouer et se raccroche, finalement, à une solution mise au point avec l'aide d'un de ses meilleurs clients, François Marland. Cet ancien avocat, devenu patron d'un groupe de distribution (qui déposera son bilan par la suite), le met en contact avec le nouveau président de la MAAF, Jean-Claude Seys. La mutuelle est alors dans une situation financière difficile. Elle n'est pas du tout partante pour investir à l'étranger, mais veut bien participer à une opération rentable et surtout sans risque.

Un accord secret de portage est signé, le 15 novembre 1991, entre Altus et la MAAF. La mutuelle se contente de prêter son nom. Elle n'assume ni les risques financiers ni la responsabilité de la gestion. Elle a la possibilité de céder ses titres, à tout moment et à un prix fixé à l'avance.

Altus s'engage à lui reprendre ses titres même en cas de "déconfiture, dissolution ou mise en redressement ou en règlement judiciaire de la société". Enfin, le montage n'est que provisoire. La MAAF a l'obligation de céder les titres au plus tard le 31 décembre 1994.

Ce contrat, découvert dans les archives d'Aurora, est la preuve pour les accusateurs américains qu'il y a bien eu volonté de tromper. Pour eux, Altus a toujours été actionnaire d'Executive Life/Aurora, en contradiction avec la loi américaine, qui interdit à une banque de posséder une compagnie d'assurances. Côté français, personne ne nie le montage, mais les anciens dirigeants du Lyonnais soutiennent que personne n'était dupe. A commencer par John Garamendi. Il a tout de suite compris que la mutuelle n'était pas de taille à se lancer seule dans une telle opération. A l'époque, aucun dirigeant de la MAAF ne parle anglais couramment. Le commissaire aux assurances californien sympathisera avec le directeur financier de la mutuelle, car ils communiquent... en basque.

Mais John Garamendi passe outre. Il a des ambitions politiques considérables : il veut devenir gouverneur de Californie, et ensuite, il le laisse entendre en tout cas, "il n'y aura plus de limites". Pour cela, il a besoin de succès, notamment avec Executive Life. Il sait qu'Altus contrôle. Pour preuve, début juin 1993, il demande à la banque que la compagnie Sun America puisse entrer dans le tour de table de la compagnie d'assurances à hauteur de 30 % à 33 %. Un collaborateur de Black téléphone immédiatement à Jean-François Hénin. "Je pense qu'une réponse favorable est très souhaitable", écrit sur le champ ce dernier à Jean-Claude Seyes, dans un fax daté du 9 juin. Sun America obtiendra 33 % du capital et les détient toujours.

Réélu commissaire aux assurances en 2002, M. Garamendi oubliera ces détails. En poste à Sacramento, il poursuit aujourd'hui les Français pour avoir repris Executive Life dans des conditions contestables... qu'il a fixées lui-même dix ans plutôt !

UNE SITUATION DRAMATIQUE

A l'été 1992, la situation devient dramatique pour le Crédit lyonnais et Altus. Les pertes dans l'immobilier s'accumulent ; le pari de la banque-industrie cher à Jean-Yves Haberer commence à montrer ses limites, la crise s'accélère. Bloquée par la règle du "ni-ni" (ni nationalisation ni privatisation), la banque ne peut espérer trouver le salut à l'extérieur, et encore moins auprès de l'Etat. Une partie de la direction du Trésor lui est hostile, jugeant son président incontrôlable.

La banque a absolument besoin de faire apparaître dans ses comptes les profits déjà tirés des junk bonds - sans attendre qu'ils aient donné tout leur potentiel. Elle doit aussi, impérativement, se séparer des obligations remboursables en actions, lesquelles, donnant un droit de contrôle sur les sociétés, enfreignent les lois américaines. Or elles représentent une bonne partie du portefeuille des junk bonds, et la plus juteuse. Comment faire ?

La question est posée à la banque Lazard. Elle imagine un grand Altus. Pour couper court à toutes les difficultés légales aux Etats-Unis, le Crédit lyonnais ne conserverait que 24 % de sa filiale, transformée en société de portefeuille, aux côtés d'investisseurs extérieurs. Le schéma plaît beaucoup à Jean-François Hénin. Il se voit bien en maître de cet empire.

La direction de la banque est plus dubitative. Elle évalue les inconvénients : l'opération est compliquée, elle risque de ne pas apporter les plus-values souhaitées, et les risques ne seront pas circonscrits. Le grand Altus, de toute façon, est vite enterré. Les investisseurs extérieurs ne se précipitent guère. Tous se méfient d'une structure opaque qui semble additionner les dossiers douteux. Boulevard des Italiens, on oublie le projet.

Mais la situation reste inchangée : le Lyonnais a besoin de plus-values pour rendre ses comptes présentables. Plus la fin de l'année approche, plus la pression monte. Il faut vendre, absolument, le portefeuille de junk bonds. Pourquoi le Crédit lyonnais l'a-t-il proposé à l'un de ses grands clients, François Pinault ? "Jean-Yves Haberer avait dit depuis longtemps qu'il était prêt à investir à tout moment avec François Pinault. Nous avons donc été approchés à l'époque par le Lyonnais. La proposition nous intéressait. François Pinault venait juste de réaliser la fusion entre le groupe Pinault et Printemps. Il cherchait à faire d'autres investissements ailleurs et commençait à regarder vers les Etats-Unis", explique aujourd'hui Patricia Barbizet, bras droit de François Pinault.

En 1992, la réalité paraît un peu plus tendue pour l'homme d'affaires breton. Du négoce du bois au rachat à la hussarde du groupe Printemps, en passant par Dapta Malinjoud et Conforama, il a bâti un groupe à coups d'audace, de bluff et d'endettement. Il est devenu un des premiers clients du Lyonnais, un de ses plus gros risques aussi. La banque lui a prêté plus de 10 milliards de francs. Elle est dans le même temps le principal actionnaire de son groupe... derrière la famille Pinault.

A l'automne, le directeur général de Clinvest (la structure d'investissement du Lyonnais) s'inquiète, dans une lettre adressée à François Gille, le numéro deux de la banque, de l'endettement du groupe Pinault, bien supérieur à la valeur de l'actif.

Interrogé par l'avocat Gary Fontana sur ce document dans le cadre de la procédure, François Pinault, en février 2003, présentera une autre version des faits : "Le groupe n'était pas fortement endetté. Ceci s'appelle un effet de levier et c'est ce que nous faisions : nous avons un franc d'actif et nous empruntons un franc. C'est cela qui permet d'aller de l'avant."

Cet effet de levier effraie de plus en plus la direction générale du Lyonnais. Qui a eu l'idée d'apporter le portefeuille de junk bonds d'Altus à Pinault ? Aujourd'hui, personne n'en revendique la responsabilité. Mais l'idée, peu à peu, semble cheminer dans les couloirs.

D'un côté, il y a la nécessité d'améliorer les résultats de la banque publique, de l'autre, le besoin de circonscrire très vite le risque Pinault, grand client mais aussi personnalité bien introduite dans les milieux politiques, auprès de Jacques Chirac comme d'une partie de la gauche. Cela compte beaucoup aux yeux d'un état-major d'entreprise nationalisée. Enfin, Jean-Yves Haberer aime bien François Pinault, emblème à ses yeux de ce "capitalisme entrepreneurial" dont il entend être le promoteur.

Pour pouvoir apporter le portefeuille, on réanime une coquille vide, Artémis. Elle est introduite dans la cascade de contrôle du groupe Pinault. Détenue à 75 % par Pinault et 25 % par Altus, elle sera chargée de porter la partie des titres américains que le Lyonnais n'a plus le droit de conserver, ainsi que la plupart des autres actifs du groupe Pinault. Le 24 décembre 1992, le transfert est signé. L'homme d'affaires se porte acquéreur de la partie la plus juteuse du portefeuille pour 2 milliards de dollars. Altus lui prête l'intégralité de la somme, garantie par le portefeuille.

Au moment de la signature, François Gille est abattu : il sait, comme tout l'état-major de la banque, qu'il est en train de faire cadeau du seul vrai magot du Crédit lyonnais à François Pinault. La vente se fait en catastrophe, à un moment où les risques ont presque disparu aux Etats-Unis, où l'économie américaine est repartie : en à peine six mois, Altus a enregistré une plus-value de 500 millions de francs. En dépit de cela, les comptes de 1992 du Lyonnais affichent une perte de 799 millions de francs.

LE PORTEFEUILLE EST CÉDÉ À PINAULT

La banque s'était-elle alors assuré un droit de regard sur le portefeuille cédé au groupe Pinault ? Officiellement, l'intention n'a jamais existé. "Nous avons pris nos risques, nous avons acheté le portefeuille. Il n'a jamais été question d'une quelconque association avec le Lyonnais", assure Mme Barbizet. Pourtant, dans un premier temps, la banque paraît ne pas perdre de vue les junk bonds.

Actionnaire d'Artémis à 25 % via Altus, elle doit toucher une partie des plus-values sous forme de dividendes. De plus, Jean-François Hénin est nommé directeur général d'Artémis. L'expérience durera à peine six mois. Après des investissements particulièrement hasardeux sur les marchés des changes et obligataires, il sera vite remercié. La banque n'a donc plus d'informations internes au sein d'Artémis, d'autant que, pour ne pas enfreindre la loi américaine, elle n'a aucun administrateur.

Fin 1993, l'évolution du portefeuille lui échappe cette fois totalement. Invoquant des raisons fiscales, le groupe Pinault le transfère dans une structure américaine opaque, Artémis America, installée... dans le Delaware. Dans un document interne, le Lyonnais s'inquiète de ce déplacement qui le prive de tout contrôle sur la garantie de son crédit de 2 milliards de dollars. Puis plus rien. Le CDR vendra à Pinault la participation d'Altus dans Artémis pour 4 milliards de francs. Point. Le portefeuille rapportera plusieurs milliards de plus-values au groupe Pinault, et le sortira de tous les ennuis financiers. Dès lors, sa société deviendra puissante et riche.

Un homme, cependant, ne perdra jamais de vue les junk bonds : Leon Black. Après avoir constitué le portefeuille et avoir grandement facilité sa reprise par Altus, il a gardé la haute main sur sa gestion. Un contrat très bien ficelé lui en donne la responsabilité jusqu'en 1998. Il est assuré aussi de toucher 20 % des profits et plus-values réalisées. François Pinault ne remettra jamais en cause ce contrat. Il fera gagner à Leon Black plus de 500 millions de dollars, certains disent 1 milliard. Ce qui n'empêchera pas l'ancien golden boy de collaborer activement quelques années plus tard avec la justice californienne contre ses anciens commanditaires français.

En découvrant le contrat qui le liait à Black, le 24 décembre 1992, et la nécessité alors de lui verser 100 millions de dollars de dédommagements, François Pinault s'emporte pourtant. Il exige, ce soir-là, des compensations. Le Lyonnais lui accorde des options d'achat sur des mines de charbon en Australie (que la banque ne parviendra jamais à acheter), ainsi que sur un groupe de travaux publics, Sater, au bord de la faillite, sur un petit fonds d'investissement immobilier, Patriot, et sur l'assureur Aurora, ex-Executive Life !

Au lendemain de la signature, les juristes de la banque réaliseront que le Lyonnais n'a officiellement aucun droit sur la compagnie d'assurances, détenue en théorie par la MAAF. Ils rédigeront un nouvel acte dans lequel la banque s'engage à tout faire pour que le groupe Pinault puisse acquérir la société d'assurances et lui promet les crédits correspondants.

Dès janvier 1993, le groupe Pinault entame les démarches auprès des autorités californiennes pour se faire agréer comme assureur. Il n'imagine pas alors que la reprise, un peu par hasard, de la compagnie lui coûtera aussi cher... dix ans plus tard.

Eric Leser et Martine Orange

Prochain article : Querelles de clocher


Chronologie

Avril 1991 : faillite de la compagnie d'assurances américaine Executive Life, reprise par l'Etat de Californie.

Novembre 1991 : Altus, une filiale du Crédit lyonnais, achète le portefeuille de "junk bonds" (obligations à haut risque) d'Executive Life. Un ensemble d'actionnaires mené par la MAAF assure la poursuite de l'activité de la compagnie, rebaptisée Aurora.

Décembre 1992 : Artémis, le holding de François Pinault, achète à Altus la majeure partie du portefeuille des "junk bonds" pour 2 milliards de dollars, financés à 100 % par le Crédit lyonnais.

Août 1994 et juin 1995 : Artémis prend en deux étapes le contrôle d'Aurora.

Juillet 1998 : un mystérieux homme d'affaires français dénonce à la justice américaine des fraudes derrière la reprise d'Executive Life.

Février 1999 : une procédure civile s'engage visant notamment Altus, le Crédit lyonnais, la MAAF et le CDR (Consortium de réalisation). En parallèle, le parquet de Los Angeles (pénal) et la Réserve fédérale américaine (FED) - qui contrôle les banques - ouvrent des enquêtes. Le substitut du procureur fédéral de Californie, Jeffrey Isaacs, est chargé de l'affaire criminelle.

Janvier 2000 : le commissaire aux assurances californien inclut Artémis et François Pinault dans les poursuites.

Avril 2001 : M. Isaacs envoie une lettre au Crédit lyonnais et au CDR pour leur annoncer son intention de les mettre en accusation devant un grand jury.

Juin 2001 : rencontre entre les représentants de la FED et les avocats du ministère des finances, du Crédit lyonnais et du CDR. La France obtient un délai pour plaider sa cause avant une mise en accusation pénale du CDR et du Crédit lyonnais.

Janvier 2003 : les Etats-Unis font comprendre à la France qu'il n'y aura pas de solution diplomatique à l'affaire.

Juillet 2003 : un grand jury californien met en accusation les Français. L'acte est conservé sous scellés.

2 septembre 2003 : l'Etat français accepte de payer une amende de 470 millions de dollars pour arrêter les procédures et le Crédit lyonnais 100 millions. Exclu de ce compromis, François Pinault demande la création d'une commission d'enquête parlementaire.

15 octobre 2003 : le gouvernement français rejette le compromis conclu en septembre avec la justice américaine dans le dossier Executive Life.

10 décembre 2003 : la justice américaine et les Français s'entendent in extremis sur un accord incluant François Pinault. La facture s'élève à 770 millions de dollars, dont 470 pour l'Etat, 100 millions pour le Lyonnais, 185 millions pour le groupe Pinault et 15 millions pour la MAAF.

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 17.02.04






  







Article au format texte pour impressionEnvoyer par email cet article à un amiClasser cet article dans votre classeur personnel


fiches pays
 
Accédez à un pays







Droits de reproduction et de diffusion réservés © Le Monde 2004
Usage strictement personnel. L'utilisateur du site reconnaît avoir pris connaissance de la licence de droits d'usage, en accepter et en respecter les dispositions.
Politique de confidentialité du site.
Besoin d'aide ? faq.lemonde.fr